UNE SUPERBE REMISE A LEURRES

 

L’ensemble de l’œuvre de Philippe Rivemale – on peut d’ores et déjà en parler ainsi, tant ce travail atteint une cohérence et une densité exemplaires malgré son apparente discrétion – pose en lui-même une insigne question générale: Qu’est-ce que l’Art? Et une particulière: Qu’est-ce que la Peinture?

 

Avant de tenter de répondre à ce double questionnement fondamental qui laisse l’auteur des ces lignes (3 ou 4 gouttes de hauteur n’ont rien à faire avec la sauvagerie) (1) souvent insomniaque, il faut d’abord constater qu’aucune des œuvres de cet artiste rare, elle, heureusement, n’est grave. Bien au contraire, elles fournissent toutes au regardeur une jubilation intérieure qui serait plutôt réconfortante en ces temps de morosité artistique où le nec plus ultra de la production fleurit à l’ombre des rayures de stores ou sous des monceaux d’autres tristesses minimalistes.

 

Il faudrait aussi relever que l’artiste lui-même ne se considère pas tellement comme un peintre mais plutôt comme un Critique de la Société. Il est vrai qu’à y regarder de plus près, l’ensemble de ces œuvres compte plus de collages d’images ou d’objets et d’assemblages de matériaux divers – en un mot plus de bricolage – que de peinture/peinture…! Avec Rivemale on a ainsi le paradoxe suivant, d’un artiste qui ne fait (pratiquement) pas de peinture, mais qui expose dans des galeries des assemblages que la vox populi ne saurait, par ailleurs, considérer comme étant d’Art! (étendard d’Art pour faire – nus – vite).

 

Evidemment celui-ci n’est pas le seul dans ce cas et il serait plutôt scabreux de recenser ceux qui, dans le milieu actuel, font ou ne font pas vraiment « de l’Art » (comment peut-on faire une œuvre qui ne soit pas d’Art?). De plus cela n’est pas nouveau depuis que Richard Mutt (alias Marcel Duchamp) a voulu exposer un Urinoir (« Fountain ») au Salon des Indépendants de New York en 1917. Mais ici, l’ensemble de l’œuvre de Rivemale n’est vraiment compréhensible que dans la postérité de cet autre « anarchiste » (comme Duchamp se définissait lui-même) qui, par concept interposé, fit « accéder l’objet du quotidien au rang d’œuvre d’Art par sa seule volonté » (Breton), et non pas dans la postérité de Matisse, celle qui poursuit sempiternellement la sensualité du percent pictural (des intoxiqués de la térébenthine, quoi…).

 

L’influence conceptuelle de Marcel Duchamp, mais aussi et surtout sa superbe distanciation humoristique, se retrouvent donc constamment et à bien des niveaux, de façon consciente et même inconsciente, dans l’Œuvre de Rivemale. Il y aurait d’ailleurs une belle étude à faire sur les similitudes involontaires des mécanismes de la création lorsqu’ils ne sont pas assujettis aux phénomènes aliénants de la mode, mais qu’ils découlent d’une même volonté réellement ludico-conceptuelle. Ainsi Rivemale réalise-t-il (par exemple) des boîtes « Tabernacles » dont la disposition interne et le fonctionnement symbolique rappellent complètement – sans le vouloir – ceux de La Mariée, ou utilise-t-il comme matériau de sa dernière série, des sacs à charbon identiques à ceux – sans le savoir – que le même Marcel (célibataire même) accrocha aux plafonds (1 200 sacs!) de l’Expo Internationale du Surréalisme à Paris en 1938!

 

Consciemment aussi bien sûr, car même si cet artiste singulier ne se soumet pas aux diktats esthétiques dominants, il n’en connaît et reconnaît pas moins les Figures tutélaires qui ont permis, chacun dans une voie différente, tous les possibles de l’Art actuel. C’est ainsi que se retrouvent « dans le même sac », des éponges bleues, des boîtes de Campbell-Soup, un chapeau feutre, des morceaux de (Grand) verre brisé, tous attributs bien connus de ces « poids lourds » de la Modernité que sont Yves Klein, Andy Warhol, Joseph Beuys et bien sûr Marcel Duchamp.

 

Et l’on comprend ici comment, avec les apports de chacun de ces « Saints » de l’Art contemporain (à noter que leur sanctification est signifiée par une auréole qui rappelle étrangement un de ces nombreux de tableaux que Rivemale aimé à introduire dans la plupart de ses compositions, mais cette fois comme « en perspective…) tout est devenu possible, même ces pseudo-œuvres dont la vacuité se donne à voir par leur bords peints à même les murs de cette galerie au sol en trompe-matière.

 

Car chez Rivemale tout est trompe-l’œil avec ses fausses perspectives ou ses haut-reliefs composés; Trompe-matière avec ses collages d’images et de vrais objets ou encore de matières peintes et de véritables matières; Trompe-l’esprit, car par delà le vertige perceptif que ces compositions biaisées arrivent à provoquer chez le regardeur (qui fait le Tableau), c’est le sens même des choses et leur rapport à nous même et au monde qui est interrogé, disséqué, en somme qui est mis « en jeu ».

 

Dé-trompage ludique qui peut être parfois avec un humour apparemment graveleux, comme ce gros « ZOB » poché sur un sac de fausses carottes (le raidi m’aide). Mais souvent l’humour y est plus sarcastique, comme ce poteau d’exécution de la Critique avec faux et véritables trous de balles (hum…) à la Niki de St Phalle, ou ce sac de viandes (est-ce de l’Art ou du cochon?) avec ses petits sacs de graines qui sont en fait des graines de tournesols, graines pouvant donner de l’huile riche ou des fleurs qui enrichissent ceux qui ont su profiter de cette « huile » de Van Gogh. Une peinture – il faut en prendre de la graine – aujourd’hui pressurée comme de simples citrons…

 

Cet humour y est toujours intelligent, bardé de références explicites ou parfois moins évidentes, voire même uniquement saisissables par l’artiste (le célibataire broît son chocolat lui-même) (2), telles ces carottes qui renvoient aussi à un texte peu connu de Grodeck, ou même carrément, tournant au « private-joke » que le regardeur n’est pas censé connaître comme une des ces mêmes carottes qui contient en fait un sexe en plastique sex-shop (mais qui sait que les sexes mâle et femelle cachés dans le « Couple de tablier » de Duchamp, sont en fait un même doigt de gant retourné?). En tous cas cet humour incite, par delà une raillerie sommaire, à une réflexion nettement plus profonde. Ainsi de ce sac à charbon à la fois « métaphore », et « allégorie » avec ses images d’objets du labeur quotidien collés tels des ex-voto sur un Autel qui serait dédié à ce qui – comme le charbon – est au centre du monde: le Travail.

 

L’Oeuvre de Rivemale ne doit donc jamais d’appréhender uniquement à travers ses calembours visuels ou phoniques. Encore moins à travers ce qui, parfois, lui donne une apparence de gadget comme ces mécanismes à fumigène ou bulles de savon envoyés au nez (et à la barbe) du spectateur ludique. Ni même dans la satisfaction de la résolution possible de toutes les énigmes plus ou moins cultivées ou populaires qui s’y trouvent cachées. Car, comme toute œuvre importante, il est une Totalité, et en fait, un aide au creusement (c’est pourquoi l’humour y est si corrosif) de la surface des choses.

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C’est d’ailleurs bien ce que semblent nous dire ces trouées de ciel noir qui taraudent souvent ses œuvres. Car, bien entendu, celui-ci n’est bleu que par notre illusion d’optique de petit Terrien (éviter le bleu dans les mélanges à cause de sa tendance atmosphérique imbécile): l’immensité de l’Univers est bien en réalité noir. De même l’illusion de cette « belle vue » sur un sac bourré d’or, cet or vers quoi est supposé s’envoler toute œuvre d’Art – ce nuage d’illusion donc – cache-t-elle les réalités de l’atelier réel, d’un artiste réel, qui vit avec ses problèmes et ses angoisses, réels ou phantasmés, comme cette mort qui se cache derrière le recouvrement de chaque châssis (d’ailleurs c’est toujours les autres qui meurent).

 

Alors dans cette nouvelle série de 12 œuvres, comment ne pas y voir une allusion directe aux obstacles bien réels qui, sur le chemin du (gol)gotha artistique crucifient (métaphoriquement) l’artiste contemporain: « station » de la difficulté de vie au quotidien; « station » de la course à la célébrité; « station » de la hantise de la maladie et de la mort… etc. On l’aura donc compris, par delà son apparence joviale et facile, cet Œuvre est d’une profondeur exemplaire qui nous remmène ainsi aux questionnements précis du début.

 

Pour la peinture, pas de problèmes: chaque œuvre de cet artiste contient de la peinture, même s’il ne s’agit parfois que de peinture en bâtiment, car, comme le disait le grand Cosméticien de l’objet trouvé, il faut qu’un peintre PEIGNE (Belle Haleine, Rose!).

 

Quant à la question de l’Art, cet Œuvre démontre aussi merveilleusement aujourd’hui encore, ce que Léonard de Vinci nous enseigna autrefois: l’Art n’est pas qu’une « douce chose » liée à la « petite sensation » Cézannienne; c’est bien aussi une « cossa mentale » qui doit interroger la Réalité pour nous la rendre plus intelligible et ainsi, nous aider à mieux nous armer pour débusquer toutes les tromperies, tous les leurres qui encombrent notre rapport au Monde et à la Société.

 

Et de ce point-de-vue, l’Œuvre de Rivemale est bien authentiquement d’Art puisqu’il est une vaste, superbe et salutaire REMISE à leurres…

 

 

Francis Parent

 

 

(1) Tous les italiques sont extraits de l’Œuvre de Marcel Duchamp.

(2) Le Critique d’Art aussi, parfois!
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SETTING THE RECORD STRAIGHT

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When considering Philippe Rivemale’s body of work – because, truly, it is a body of work given its remarkable consistency and density – two questions arise. One is general: What is art? One is specific: What is painting?

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Trying to answer these fundamental questions often leaves this author tossing and turning (Three or four drops from height have nothing to do with savagery) (1). Happily though, this rare artist actual work is much more light-hearted. Looking at these paintings provokes a an inner jubilation that is rather comforting especially in these times when artistic moroseness (gloominess) is common place, and when minimalist art scene produces countless dull pieces.

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It’s worth noting that the painter considers himself to be not a painter but rather as a social satirist. Most of his work is collage of images or objects or even various materials cobbled together. And one will be hard-pressed to find actual brush strokes. Rivemale as a painter is a paradox: he barely paints but shows his work in galleries.

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Obviously it is not a unique position in the history of modern art. Take Richard Mutt (aka Marcel Duchamp) who tried to get his urinal « Fountain » into the Independant Show in New York in 1917. Philippe Rivemale’s work is actually better understood in the wake of this other « anarchist », as Duchamp called himself, who « made art pieces of daily objects with his sole will » (Breton). And considering Rivemale’s work through Matisse’s addiction to pictorial sensuality would surely miss the point.

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The conceptual influence of Marcel Duchamp as well as his superb humoristic detachment is featured prominently in Rivemale’s work, consciously or even unconsciously. There actually would be a rich study to do about involuntary similarities of creative mechanisms, as they are truly come from the same ludic and conceptual approach. As an illustration, Rivemale’s « Tabernacles » inner arrangement and symbolic functioning absolutely echo – perhaps involuntarily – Duchamp’s Bride. This similitude can also be observed in Rivemale’s series using the same coal bags as the (1200!) bags. Marcel hung at the International Surrealist Exhibition of Paris in 1938!

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Even though Philippe Rivemale breaks away from main aesthetic currents, he pays tribute to the major players who showed the way to Modern Art. As such,  blue sponges are lumped together with Campbell-Soup-cans, felt hats, and (large) pieces of broken glass, — all clearly inspired by the heavy-weights of Modernity: Yves Klein, Andy Warhol, Joseph Beuys and, of course, Marcel Duchamp.

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Here we unterstand how with all these contributions of Contemporary Art « Saints » (whose sanctification is referred by the ring used in numerous of Rivemale’s arrangements) everything was made possible, even these pseudo-works, which vacuity is materialised by their frames, painted directly on the gallery walls, like a ‘trompe-l’œil’.

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In Rivemale’s work everything is trompe-l’œil, playing on perspectives and high relief. The very matter of its works is trickery, more than illusion, playing with the mix of real objects, painting, and photo collages. Its convoluted arrangements create vertigo for the eye, and the very sense of things and their relationship with us as well as with the material world is at stake.

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This playful trickery, sometimes accompanied by an apparent gravely humour, like the « ZOB » (French for « dick ») stencilled on a fake bag of carrots. His humour is more often sarcastic, like in his Stake for Critics with false and real bullet holes, in the style of Nikki Saint Phalle; or like the meat pack or in these small sunflower seeds bags referring to the oil used for painting as much as to Van Gogh’s sunflowers, a painting which is today over-used and spoiled by too much exposure.

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This humour is always pertinent, enriched with references either explicit or not, even if some of these are understandable only for the artist himself (« the Bachelor grinds his chocolate himself ») or those carrots which refer to a barely-known Grodeck text. Another good example of these very « private jokes », that the onlooker is not supposed to understand, is the plastic, sex-shop genetalia depicting a carrot  – but who knows that male and female sexes, hidden in Duchamp’s Couple of Laundress’s Aprons are made from the same inside-out glove finger. In all cases, this humour provokes beyond a basic joke a far deeper thought. Thus Rivemale’s coal bags are both a metaphor and an allegory, stuck like many ex-votos on an altar dedicated to the core of modern life: Work.

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Rivemale’s work cannot be understood purely through his puns (be they visual or sonic). Analysing Rivemale’s work only thropugh its gadget-like appearance (smoke mechanisms, soap bubbles …), or through the solving of his enigmas (either popular or erudite) would definitely mislead the spectator’ understanding. As all the major works, Rivemale’s work is to be understood as a whole and, in fact, as an incitement to see beyond the appearances. That’s why Rivemale’s work is so caustic.

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That is actually what the dark-sky-breaches, often present in his work suggest, despite of the blue around. Behind the blue, the Universe in its entirety is dark and black. Behind a gold bag – this gold supposed to represent the fancy Artist life – lies the reality of the artist, with his problems and his angst, like this death hidden between the chassis and the canvas covering.

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And there is a strong temptation to consider Rivemale’s new series of 12 works as an obvious allusion to real ordeals, which pave the road to the artistic (Gol)gotha, and metaphorically « crucify » the Contemporary artist life: « station » of daily difficulty; « station » of the quest of fame; « station » of the illness and death fear, … etc. Beyond its jolly and easy appearance, his work is highly spiritual and brings us back to our preliminary questions.

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Regarding painting: all of the artist’s work contains elements of painting and can therefore be considered as real painting.

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Regarding Art: this work demonstrates what Leonard da Vinci’s credo. Art is not a « sweet » thing in relation with Cezanne’s « little sensation », as he called it. This is rather « cossa mentale » that shall question Reality in order to make it more intelligible, thus helping us to foil all trickeries and illusion that keep us away from the World and Reality.

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Based on these considerations, Rivemale’s work is, truly, Art since it is a large, superb, and salutary setting the record straight.

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Francis Parent

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(1) All italics refer to Duchamp’s work