DIALECTES

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« C’est comme si Dubuffet retrouvait Hugo ». Parfois, face à une œuvre, naissent des formules elliptiques, purement intuitives, qui s’imposent ensuite comme des aiguillons dès qu’il s’agit, par le texte, de déplier et de dénouer le sens de cette rencontre entre une œuvre et l’intuition.

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Les grands tableaux de Philippe Rivemale, fondés sur le collage d’éléments graphiques de factures très diverses et provoquant des contrastes dramatiques d’échelles entre des fragments hétérogènes de tracés et de formes abstraites, biomorphiques et figuratives, comme des contrastes de dimensions (paysages naturels, cosmos, paysages urbains, figures, objets…), me semblent en effet convoquer au moins deux sources. L’une remonte aux dessins à l’encre de Victor Hugo qui, sous l’influence de Goya, traquait dans l’exercice des taches aléatoires et des linéaments graphiques, parfois proches du dripping que Max ernst et Jackson Pollock, surtout, systématisèrent, l’émergence de représentations naturalistes, d’autant plus extraordinaires pour leurs auteurs qu’elles sortaient du chaos : « Que de fois, écrivait théophile Gautier, n’avons-nous pas suivi d’un œil émerveillé la transformation d’une tache d’encre ou de café sur une enveloppe de lettre, sur le premier bout de papier venu, un paysage, un château, une marine d’une originalité étrange, où, du choc des rayons et des ombres naissait un effet inattendu, saisissant, mystérieux, et qui étonnait même les peintres de profession ». Pour les romantiques comme, plus tard, pour les surréalistes (on peut songer à Max ernst, oscar dominguez, Roberto Matta et Henri Michaux face aux œuvres de Rivemale), cet attrait, cette vibration face à « l’inattendu », au « saisissant », au « mystérieux » surgi du chaos gra- phique et du hasard, était une réponse à la Mort de dieu que théorisa entre temps nietszche, c’est-à-dire à la mort de la croyance en l’ordre cosmique du christianisme, qui imposait et assurait une « vision des choses totale (…) où tout se tient » (Le Crépuscule des idoles).

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En réaction à une vision stable du cosmos, à la lumineuse clarté des rapports d’échelle dans les lieux qu’habitent les figures représentées, issues de la Renaissance, mais en opposition, aussi, pour ce qui concerne la modernité, aux nouvelles visions de totalité cosmique et aux clairs ordonnancements des formes que portait l’abstraction géométrique, cette « tradition » issue du romantisme, qui demeure une lame de fond dans de nombreuses pratiques artistiques de la modernité et, aujourd’hui, oppose le chaos, l’entropie, le précipité, des visions dramatiques du cosmos à travers une dramatisation des moyens plastiques. Chez Philippe Rivemale, ces dimensions se chargent également de motifs actualisés, de fragments de paysages dévastés (Matisse lysergique), où une grande forme inspirée par les papiers découpés de Matisse, soudain noircie, voisine des rails soulevés ou des poteaux électriques pliés, des traits semblables à des pics métalliques ou des barbelés, des tourbillons de fils de fer et des tornades inqualifiables qui, provenant d’un ciel déchaîné, détruisent des pans de murailles. on peut interpréter cette vision apocalyptique comme un « triste pressentiment de ce qui doit arriver » — comme l’écrivait Goya pour un de ses Désastres de la guerre —, nourrie par toute une imagerie pop et contre-culturelle (bandes dessinées, science- fiction) que Rivemale connaît bien, lui qui séjourna en Californie de 1969 à 1974, en plein moment hippie où les acides lysergiques composant le Lsd favorisaient des trips psychédéliques et souvent cataclysmiques : c’est bien en Californie que Philip K dick écrivait ses romans schizo-paranoïdes post catastrophe nucléaire, post troisième Guerre mondiale atomique.

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L’humour, le grotesque ne sont cependant jamais loin pour contrebalancer ou mettre à distance ce que ces « tristes pressentiments », nourris par les guerres (on n’en fera pas la liste, mais War in the Gallery de Rivemale fait référence à la guerre d’Afghanistan), les catastrophes nucléaires (d’Hiroshima-nagasaki à Fukushima, en passant par three Miles Island et tchernobyl) et les catastrophes naturelles liées aux changements climatiques (souvenons-nous que c’est au début des années 1970 que naquirent les premières prises de consciences écolo- gistes, organisées sur un plan politique), font naître comme visions dramatiques. Marqué par le magazine contre- culturel Zap Comix, surtout par des dessinateurs comme Victor Moscoso, Gilbert shelton et Robert Crumb, Philippe Rivemale introduit dans ses tableaux des qualités graphiques humoristiques et grotesques (Il y en a toujours un pour parler en levant le doigt). C’est en partie en cet endroit que je pense que l’autre source se manifeste, celle d’une redevance envers une autre « tradition » qui traverse la modernité depuis la fin du XIXe siècle, à savoir l’intégration dans le champ des beaux-arts, et aujourd’hui de l’art contemporain, de toutes les influences liées aux arts qualifiés de mineurs. depuis les arts extra-occidentaux et les dessins d’enfants, en passant par les images de colporteurs et les dessins d’aliénés, puis les diverses contre-cultures, de la beat génération et du mouvement hippie jusqu’au punk et au hip-hop. en fondant, après guerre, la compagnie de l’art brut avec André Breton et Jean Paulhan, Jean dubuffet incarna, des années 1940 à 1980, cette « tradition », et ouvrit aussi un nouveau chapitre pour celle- ci en l’instituant au sein des institutions artistiques comme un territoire de liberté formelle, du moins de libéralisation du langage plastique. Cela est frappant dans la peinture de dubuffet, qui par pas mal d’aspects renvoie aussi à l’héritage romantique et surréaliste (son goût pour la matériologie, faisant paraître la facture picturale d’un champ labouré, une terre travaillée, un mur décrépi…), mais aussi chez des peintres américains qui, tels Peter saul et Philip Guston, traduisirent dans les années 1960 l’influence de la contre-culture américaine dans un champ pictural marqué par l’institutionnalisation de l’expressionnisme abstrait, de la Post-Painterly Abstraction puis du minima- lisme.
Au-delà, je n’ai pu que songer aux dernières œuvres de dubuffet qui, de Non lieux en Théâtres de mémoire, procède aussi par collages de figures et de fragments de tracés graphiques hétérogènes dans des espaces indéfinis, chaotiques, impliquant une perte entropique des repères, des échelles et des rapports de dimensions qui assurent a priori équilibre et tranquillité d’esprit. Il me semble que Philippe Rivemale radicalise cette situation, par la dramatisation des contrastes entre maîtrise graphique et informe, entre chaos et organisation de la matière par collages. et puis, contrairement à dubuffet dont l’œuvre peut paraître assez hédoniste (songeons par exemple au cycle de l’Hourloupe), Rivemale n’hésite pas à inclure des visions ou des fragments de visions de destructions, de ruines. C’est de cette intuition de cette différence, en même temps que d’une proximité, que naquit mon intuition formulée à l’entrée de ce texte : Rivemale ferait rejaillir le « triste pressentiment » mis en veille chez dubuffet, sous l’influence notamment de la contre-culture états-unienne des années 1960-1970.
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Cette influence participe beaucoup de la grande singularité de l’œuvre de Philippe Rivemale. si Robert Crumb et Gilbert shelton vivent depuis longtemps en France, il est frappant de constater, rétrospectivement, que les influences culturelles états-uniennes en France, hormis dans le champ de la bande dessinée et de la science-fiction, se sont résumées à deux modèles dominants : la « high culture » de l’art contemporain, dans ses formes les plus abstraites, minimalistes puis conceptuelles, et la « low culture » la plus industrielle et pop. en ce sens, Philippe Rivemale rouvre en France l’espace déjà ouvert par dubuffet, mais jusqu’alors fermé aux influences contre-cultu- relles, dans la suite d’outsiders insiders tels saul et Guston. dans le champ musical, on réécoutera bien un zappa ou Bitches Brew de Miles davis (1970) et un disque français — le récent trio Live de Marc ducret (2006).

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Depuis que j’écris ce texte, je songe au premier morceau de cet album, Dialectes, qui joue de différentes variantes du langage musical qui coexistent dans un même plan, telles différentes vitesses de formes, d’exécution, de production du sens, à l’instar de ce qui a lieu dans les tableaux de Philippe Rivemale. Leur intensité réside précisément dans la généreuse dramaturgie des vitesses différentes qui coexistent et s’articulent comme facteurs et moteurs d’illimi- tation de l’œuvre et du regard. et j’y retourne, comme je réécoute ducret, pour y puiser cette énergie disponible et généreuse. Ça parle.

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Tristan Trémeau

 

Tristan trémeau est docteur en histoire de l’art, critique d’art et professeur à l’ecole supérieure des beaux-arts de tours et à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles. Il est l’auteur d’In art we trust. L’art au risque de son économie, paru aux éditions Al dante/Aka en novembre 2011. Des archives et ses écrits sont lisibles sur son blog : http://tristantremeau.blogspot.com.

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DIALECTS

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« It’s like Dubuffet meeting Hugo ». These elliptic, purely intuitive formulas appear sometimes in front of a work of art and act as guidelines whenever one needs to untangle and unravel the sense of this encounter between a work and intuition.

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Philippe Rivemale’ big format paintings, based on collage of graphic elements of very different textures that provoke dramatic contrasts of scale between the heterogeneous fragments of lines and abstract forms, biomorphic and figurative, as well as contrasts of dimensions (natural landscapes, cosmos, urban landscapes, figures, objects…), bring to mind at least two sources. One leads to ink paintings of Victor Hugo who, under the influence of Goya, seems to track down random blotches and graphic features that sometimes come near to drippings that Max Ernst and especially Jackson Pollock systematized, the emergence of naturalist representations, all the more extraordinary for their authors because they came out of chaos : « How often, wrote Théophile Gautier, have we marveled at the transformation of an ink or coffee spot on an envelope, any old piece of paper, a landscape, a castle, a marina of strange novelty, where, the clash of rays and shadows gave birth to an unexpected form, startling, mysterious, that surprised even the professional painters” .  For the Romantics as, later, for the Surrealists (when looking at Rivemale’s works Max Ernst, Oscar Dominguez, Roberto Matta and Henri Michaux come to mind), this attraction, this vibration in front of the « unexpected », to « startling », to « mysterious » that springs from the graphic chaos and chance, was an answer to the Death of God that Nietzsche advocated in the meantime, death of belief in a cosmic order of Christianity that imposed and granted a “total vision of things (…) where everything is connected » (Twilight of the Idols).

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In reaction to a stable vision of the cosmos, to the luminous precision of scale proportions of places that the Renaissance figures inhabit, but also in opposition – as far as modernity goes – to new visions of cosmic totality and to clear layout of forms that offered geometric abstraction, this “tradition” stemming from Romanticism, remains the tidal wave in many modernistic art trends, and today opposes chaos, entropy, rashness, dramatic visions of cosmos through a dramatization of visual means.  With Philippe Rivemale, these dimensions are also pregnant with present day motifs, fragments of devastated landscapes (lysergic Matisse), from which emerges a big form inspired by Matisse’s paper cuts, suddenly blackened, neighbouring uprooted rails or bent electric posts, lines that look like metallic peaks or barbed wire, whirlpools of wire and unspeakable tornados that strike from raging skies and destroy whole walls.  One could interpret this apocalyptic vision as a « sad foreboding of what is to come » —  as Goya wrote for one of his War Disaster paintings – nurtured by Pop imagery and counter-culture (comic books, science-fiction) that Rivemale knows well, having lived in California from 1969 to 1974, when hippie culture was blooming and lysergic acids that compose the LSD brought on psychedelic and often cataclysmic trips: same place where Philip K Dick wrote his schizo-paranoid, post nuclear catastrophe, post atomic Third World War novels.

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However, the humour, the grotesque, that counterbalance or distance the dramatic visions that these « sad forebodings » bring to mind, are never far away.  We will not make a list, but when looking at Rivemale’s War in the Gallery one cant’ help thinking of the war in Afghanistan, of nuclear catastrophes (from Hiroshima-Nagasaki to Fukushima, Three Miles Island and Chernobyl), natural catastrophes linked to climatic changes (we mustn’t forget that the seventies for the first time gave rise to ecology, organized on political grounds)… Countercultural magazine Zap Comix, especially artists like Victor Moscoso, Gilbert Shelton and Robert Crumb left a mark on Philippe Rivemale and inspired him to introduce a graphic humoristic and grotesque quality (Il y en a toujours un pour parler en levant le doigt – There’s always someone that’ll speak raising his finger).

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It seems to me that it is partly here that the other source appears – that of a debt to another « tradition » that runs across modernity since the end of the 19th century, incorporating into the field of fine arts, and today of contemporary art, all influences related to the so-called ‘minor arts’. From non-western arts and children’s drawings, passing through hawkers-style images  and drawings by insane persons, various counter-cultures, from the beat generation and the hippie movement to punk and hip-hop. Since after the war Jean Dubuffet with André Breton and Jean Paulhan founded the art brut company, he epitomized this « tradition » from the forties to the eighties, and also created for it a new chapter by in history of art by introducing it into art institutions as a territory of formal freedom, at least freedom of plastic arts language. This is striking in Dubuffet’s painting, that in many ways echoes refers to romantic and surrealist heritage (his taste for ‘materiology’, that turns the brushwork into a ploughed field, a furrowed patch of land, a peeling facade…), the same way that the work of American painters such as Peter Saul et Philip Guston, transposed in the sixties the influence of American counter-culture into a pictorial field marked by the institutionalization of abstract expressionism, of Post-Painterly Abstraction and then the minimalism.

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Beyond that, only the last works of Dubuffet come to mind, works that, from Non lieux in Théâtres de mémoire, also proceed by collage of figures and fragments of heterogeneous graphic traces in undefined spaces, chaotic, implying an entropic loss of landmarks, of scales and size ratios that provide an a priori balance and peace of mind.  It seems to me that Philippe Rivemale radicalizes this situation, through dramatization of contrasts between graphic mastery and the formless, between chaos and organization of matter through collages. On the other hand, contrary to Dubuffet whose work can seem quite hedonistic (think of the l’Hourloupe cycle), Rivemale does not hesitate to include visions or fragments of visions of destructions, of ruins. It is from the intuition of this difference, combined with a closeness, that arose the feeling which I formulated at the beginning of this text: under the influence of American counter-culture of the sixties and seventies in particular, Rivemale spurts up the « sad foreboding » that Dubuffet had put on the back-burner.

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This influence greatly contributes to the singularity of Philippe Rivemale’s work.  Even though Robert Crumb and Gilbert Shelton have for a long time been living in France, we are struck by the fact that American cultural influences in France, except in the field of comic books and science fiction, can be resumed to two dominant models :  the « high culture » of contemporary art, in its most abstract  – first minimalist, then conceptual – forms, and the « low culture » in its most industrial form and Pop.  In that sense Philippe Rivemale re-opens in France a space that Dubuffet already opened but that until now remained closed to counter-cultural influences, following outsiders insiders such as Saul et Guston.

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In the music field, one would gladly listen again to Zappa or Miles Davis’ Bitches Brew  (1970) and a recent French album, the trio Live by Marc Ducret (2006). Since I have begun writing this text I keep thinking of the first piece on this album, Dialectes, that plays with different variants of musical language that coexist on the same level, such as different speeds of forms, of execution, of sense-production, very much like what happens in the paintings of Philippe Rivemale. Their intensity resides precisely in the generous dramaturgy of different speeds that coexist and intertwine as elements and mainspring of the infinity of the work and of seeing.  And I come back to it, the same way I listen again to Ducret, to draw from it the available energy so generously offered.  It speaks.

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Tristan Trémeau

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Tristan Trémeau is doctor in history of art, an art critic and professor at the École supérieure des beaux-arts in Tours and the Royal Academy of Fine Arts in Bruxelles. He is the author of In art we trust.  L’art au risque de son économie, published by Al Dante/Aka in November 2011.  For archives and writings consult his blog: http://tristantremeau.blogspot.com